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Spiritual, Gospel et Blues : L’œuvre de Dieu, la part du diable – Partie 1

Bien souvent, profane et sacré sont étroitement liés. Il en est ainsi en art, en musique, notamment. 

Parmi les nombreux genres musicaux qui ont émaillé le XXème siècle, peu ont eu une descendance aussi féconde que le Gospel et le Blues. Présentés bien souvent comme deux genres diamétralement opposés (le premier serait l’expression de la spiritualité d’une communauté afro-américaine « intégrée » alors que le second serait lié aux mauvaises graines de cette même communauté), nous allons voir qu’il s’agit bien plutôt des deux faces d’une même pièce, intimement liée à l’histoire de l’esclavage aux États-Unis.

« LE GRAND RÉVEIL“ ET “L’INSTITUTION INVISIBLE” 

L’esclavage aux États-Unis d’Amérique remonte au début du XVIIè siècle, en 1619 précisément, et ne s’achèvera, officiellement, qu’avec la fin de la Guerre de Sécession, en 1865. C’est dire si en 250 ans les pratiques religieuses des colons et des esclaves ont évolué avec le temps. 

Plantation des États du Sud au XIXème Siècle

Au XVIIè siècle, les premiers esclaves, déracinés, et volontairement dispersés pour que ne se forment pas de communautés homogènes, ont dû se créer une « culture panafricaine d’exilés » pour créer une cohésion communautaire nécessaire à leur survie. Ainsi sont nés les « Work songs », importés du travail des champs en Afrique. 

Ce terme, « Work song », renvoie à des chants Afro-américains dans les champs de coton, mais couvre une réalité qui est bien plus ancienne et universelle, puisque des chercheurs on fait remonter ce qui n’est, finalement, que « chanter en travaillant » à l’époque de l’Égypte ancienne…

Techniquement, le Work Song démarre par un shout (« cri »), une phrase courte et cinglante lancée par une personne, auquel répondent les autres travailleurs.

On peut voir un exemple de Work song dans les films 12 years a slave ou dans O’Brother, des frères Cohen.

Parallèlement à cette habitude de « travail », les esclaves noirs sont progressivement évangélisés. Notamment à la faveur du « Grand réveil ». Ce terme est créé par l’historien américain Joseph Tracy pour décrire le renouveau religieux qui a secoué la Grande-Bretagne et surtout ses colonies britanniques au XVIIIè siècle. C’est à cette époque que les églises baptistes et méthodistes ont parcouru les terres américaines apportant l’Évangile à tous, notamment aux esclaves. Ceux-ci ont progressivement adopté la religion de leurs maîtres, même si les pratiques étaient alors très diverses, en lien avec celles des maîtres eux-mêmes.

Si pour certains maîtres l’enseignement des Écritures était un moyen de contrôler leurs esclaves, ces derniers ont bien compris la force qu’ils pouvaient puiser au sein de la Bible, notamment dans l’Ancien Testament où l’Exode du peuple juif en Egypte résonnait particulièrement avec leurs conditions de vie.

Petit à petit s’est constituée une Église souterraine, « l’Intitution Invisible ». Les esclaves se réunissaient la nuit lors de célébrations, Hush Harbors (havres de paix), inspirées de ce qui se vivait dans les églises « blanches » mais où, par syncrétisme avec les rites africains, le chant, et la danse avaient une place à part. Le prédicateur, esclave lui-même, tenait un rôle essentiel au sein de cette communauté.

À partir de 1780, les Camp-meetings remplacent d’une certaine manière les Hush Harbors. Leur apogée se situe entre 1800 et 1830. Les Camp-meetings sont des rassemblements religieux multiraciaux en plein air sous des tentes durant lesquels la musique et le chant jouent un rôle essentiel. Ils vont fortement contribuer à l’éclosion du Negro Spiritual.

En 1788, la première Église noire est fondée par Andrew Bryan dans l’État de Géorgie à Savannah.

La première moitié du XIXè siècle verra le deuxième « grand réveil ». Cette deuxième vague du renouveau religieux sera déterminante pour les esclaves du sud des États-Unis. La multiplication des églises noires et la tolérance, toute relative, avec laquelle on laissait s’exprimer les prédicateurs a permis l’évangélisation en masse des esclaves. L’église devenant le lieu d’échange, de discussion, de résistance à un quotidien qui, malgré tout, restait particulièrement difficile. 

La période qui suivit la guerre de sécession n’améliora pas le quotidien des affranchis dans le sud des États-Unis, malgré l’abolition officielle de l’esclavage par l’adoption du 13è amendement en 1865.

Par un sévère retour de balancier, la situation des noirs fut même pire qu’avant par certains côtés Peu à peu la ségrégation se met en place, la même période voit la création du Ku Klux Kan et le lynchage restera pendant longtemps une pratique courante… Tout cela jusqu’au combat pour les droits civiques mené, entre autres, par un pasteur noir, Martin Luther King dans les années 1960…

L’Église noire reste le lieu le plus important pour la communauté, elle structure la vie de ceux qui restent, pour la plupart, à travailler dans les champs de coton de leurs anciens maîtres. 

Esclaves dans un champ de coton

Parallèlement à cette histoire religieuse et sociale, la pratique des Work Songs a considérablement évolué. Au départ les paroles, africaines, étaient inspirées de thèmes animistes, puis au fil du temps, les esclaves ont adopté la langue de leurs maîtres et ont utilisé les Work Songs comme un moyen de supporter leur condition en se plaignant à haute voix (dans les plantations le chant était toléré alors que les esclaves ne pouvaient se parler entre eux…), voire en transmettant des messages mais également des plans ou des instructions d’évasion…

Au fur et à mesure de l’évangélisation de ces populations d’esclaves, les thèmes sont devenus bibliques, principalement issus de l’Ancien Testament, notamment de l’Exode pour les raisons déjà évoquées. Le rythme, scandé par les instruments de travail, les outils agricoles est lancinant, régulier. La mélodie, au départ essentiellement pentatonique, puis inspirée de ce qui est entendu dans les églises blanches, finit par devenir un mélange des deux…

C’est de cette manière que, progressivement, les Work Songs passent du sacré animiste, au profane, puis à nouveau au sacré en entrant dans la liturgie des églises noires. Les Work Songs sont ainsi devenues des Spirituals ou Negro Spirituals dont le premier recueil date de 1801…

Du spiritual au Gospel

Héritier des Works Songs, le Spiritual est avant tout chant d’espoir, cette forme musicale persistera durant tout le XIXè siècle et même après comme la principale forme de chant religieux dans les églises noires.

Si on les étudie en détail, les Spirituals sont constitués, d’une part, de Blue Notes (notes particulières) permettant de traduire certains climats émotionnels ; d’autre part, d’improvisations, de Running Verses (phrases passe-partout) et des Ring & Shuffle Shouts (danses d’inspiration africaine, en pas traînés, sans croisement des pieds). Ces derniers représentent l’apport essentiel des esclaves noirs aux offices blancs où la danse était interdite.

Les Noirs continuent d’interpréter des Negro Spirituals pour faire face à la dure liberté mais aussi pour entrevoir un début d’éducation et d’enseignement. Pour financer tout cela, les Fish Jubilee Singers sont créés par la Fisk University , la première université noire du Deep South fondée en 1866 à Nashville (Tennessee). Les Fisk Jubilee Singers sont composés d’étudiants et de professeurs. Ils chantent des Negro Spirituals mais également des ballades irlandaises et des hymnes sacrés pour toucher un plus large public. Ils chanteront même devant la Reine Victoria en 1873. Ces Negro Spirituals à caractère joyeux et rythmique sont appelés Jubilee Songs.

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Les Fisk Jubilee Singers

Dans le même temps apparaissent des Minstrels Shows ou « Chanteurs Ethiopiens » faits par des Noirs. A l’origine, vers 1830, il s’agissait de troupes itinérantes d’artistes blancs outrageusement maquillés (Blackface Minstrels) parodiant la vie des Noirs du Sud de l’Amérique dans les plantations. Mais après l’émancipation (1865) sont apparues des troupes de minstrels noirs comprenant des comédiens, chanteurs, danseurs et musiciens se servant d’instruments folkloriques comme les tambourins, les claquettes en os (bones), le violon et le banjo. En somme, des spectacles caricaturaux et des parodies grotesques. Le Negro Spiritual va plus ou moins s’occidentaliser et laisser place au Gospel.

Le mot Gospel vient du mot God (Dieu) et Spell (Parole). Les Gospel Hymns sont la première étape des Gospel Songs de 1930. Ce sont des hymnes traditionnelles et des mélodies en vogue. C’est un courant, une mutation des chants rituels des protestants blancs. Depuis les années 1870, les instruments sont de plus en plus présents aux offices : orgue, harmonium, instruments à cordes, claquements des mains et mouvements du corps. Le début du XXe s. connaît alors une véritable effervescence artistique pour les Noirs.

Les Gospel Hymns deviennent progressivement des Gospel Songs dont les bases sont à la fois simples et sophistiquées mais au début du XXè siècle on ne peut pas parler encore de Gospel. 

L’éclosion du Gospel se situe dans les années 1930. Par rapport au Negro Spirituals on note la multiplication des instruments, une sophistication des mélodies ainsi, et surtout, que des références au Nouveau Testament, contrairement aux Negro Spirituals, tournés vers l’Ancien Testament.

Mais le Gospel est avant tout le symbole du combat contre l’Amérique raciste. C’est un partage des souffrances des Noirs émancipés mais toujours sous l’hégémonie blanche, surtout dans les États du Sud ; d’où une très forte volonté de migration vers les grandes villes du Nord (Chicago, Detroit, New York). Ils ne s’engagent pas politiquement même s’ils restent fidèles au parti républicain, à Lincoln, leur « libérateur ». 

Le Gospel compte des quartettes vocaux et des femmes de renom. Les quartettes vocaux restent le phénomène le plus populaire du Gospel. Ils sont composés de deux ténors, un baryton et une basse. Cette polyphonie à quatre parties, également appelée Male Quartet s’est largement inspirée des Barbershop Singers, qui se réunissaient dans l’échoppe du coiffeur. L’harmonisation simple de ces quartettes a la particularité de faire intervenir une voix au-dessus de la mélodie. Ces quartettes vocaux sont plus spontanés, prennent plus de risque que les chœurs universitaires qui lassent à cause de leur rigueur, de leur côté conventionnel. D’où, un très grand succès. On peut citer l’un des plus connus, le Golden Gate Quartet lors de la période de l’Entre-deux-guerres. A leurs débuts, ils se nommaient les Golden Gate Jubilee Singers et chantaient a cappella en 1934. Entre 1937 et 1943, ils enregistreront plus de cent titres dans un registre religieux mais aussi profane dans les cabarets.

Bien que le Gospel se développe dans les années 1930, ce n’est pas avant 1945 que les femmes pourront se faire connaître dans un registre musical très machiste. La figure emblématique reste Mahalia JACKSON (1911-1972). Née à la Nouvelle-Orléans, elle fréquente très tôt l’église baptiste. Elle intègre les Johnson Gospel Singers, un groupe mixte mais travaille en même temps comme ouvrière, domestique jusqu’en 1935. Elle décide alors d’ouvrir un institut de beauté en 1938 et sera fleuriste pendant dix ans. Elle croise le chemin de DORSEY avec qui elle collabore dans les tournées. Son premier grand succès discographique date de 1947 « Move On Up A Little Higher » composé par Brewster. 50 000 exemplaires sont vendus en moins d’un mois, et elle atteint le million d’exemplaires par la suite. Mahalia JACKSON devient THE GOSPEL QUEEN et part à la conquête de l’Europe en 1950. Elle signe un contrat en 1954 avec Columbia et combat politiquement auprès de Martin Luther King.

Mahalia Jackson et le révérend Martin Luther King

Après la Seconde Guerre Mondiale, les Noirs vont revendiquer leurs droits civiques et leur culture artistique, chose qu’ils n’avaient jamais faite auparavant. La production discographique pour les Noirs alors nommée Race Records va désormais s’appeler Rhythm’ N Blues en 1949. C’est avant tout un genre musical hétérogène avec des sources différentes. Les quartettes et quintettes vocaux connaissent un véritable succès ainsi que le style Doo Wop. Ce style de chant issu du Rhythm’ N Blues noir américain est caractérisé par des accompagnements vocaux en onomatopées (précurseur du rap). L’expression corporelle est prépondérante, ce qui déplaît fortement aux artistes religieux car le Gospel est avant tout un courant musical religieux. C’est la base essentielle du Rhythm’ N Blues, tout comme le blues, le boogie-woogie et le jazz des années 1930-40. Autant dire des musiques profanes. D’où, l’apparition d’un Hard Gospel.

Il y a désormais deux Gospels : la Sacred Gospel Music qui se pratique seulement dans les Temples, et la Secular Gospel Music pour le Grand Public dans des lieux dits profanes, tels que les cabarets, les clubs, les salles de concerts, les théâtres.

L’âge d’or du Gospel se situe entre 1945 et 1965 avec des groupes masculins, féminins, mixtes. Les groupes féminins connaissent beaucoup de succès même dans les années 70. 

Le Gospel peut se décliner en plusieurs genres : le Country Gospel dans la première moitié du XXè s. ou encore le Gospel Blanc du Sud après la Seconde Guerre Mondiale (mélange de Bluegrass, d’Hill Billy, de Country, de Rock’ N’ Roll avec des thèmes religieux – cf. Elvis Presley). Ce dernier représente l’Amérique puritaine, décalée des centres urbains, hors modernité, des ruraux avant tout délaissés dont le seul repère reste l’Eglise.

À partir de la fin des années 1950, et plus fortement vers les années 1960, sous l’impulsion d’artistes majeurs tel Ray Charles, la thématique du Gospel devient profane, le Genius, comme on l’appelle chante l’amour, les femmes et la vie quotidienne sur des rythmes venus du chant sacré. Ainsi le Gospel devient la Soul, promise à un grand avenir, en particulier dans les années 1970.

Dans les années 1970-1980, le Gospel cependant est toujours aussi vivant et vibrant avec James Cleveland, Al Green, Shirley Caesar ou encore Aretha Franklin.

Dans les deux dernières décennies du XXè s., c’est le phénomène des Mass Choirs (Chœurs de masse) avec un prédicateur, chef de chœur charismatique, qui connaît un succès considérable bien qu’ils aient été déjà présents dans les années 1950. 

Aujourd’hui, le Gospel est plus ou moins éclaté et diversifié comme les autres genres musicaux. L’esprit divin est toujours présent malgré l’appel à la gloire, à la popularité, aux retours financiers, même si on peut parfois légitimement s’interroger sur l’aspect commercial du Gospel moderne…

On le voit, cet aspect religieux de la musique noire est particulièrement prolifique et a généré de nombreux héritiers à la fois dans la musique sacrée mais aussi et surtout dans la musique profane. Le Gospel fait partie de l’âme de l’Amérique, il sert d’appui spirituel lors des moments difficiles : il a accompagné le mouvement pour les droits civiques des années 1960, incarné par le pasteur Martin Luther King et il a aussi été là pour accompagner dans la douleur les américains après les attentats du 11 septembre… 

Dans le prochain numéro nous verrons comment le Blues, lui aussi venu des plantations de coton, a contribué à la musique moderne, jamais très loin du spiritual dont on affirme pourtant qu’il est l’opposé…

Christian Foucher,
article paru dans Eglise en Périgord en août 2018

Sources : 

  • Slavery and the Birth of the Black Church in the United-States – Steve Gadet
  • Encyclopédia Universalis.
  • Histoire du Negro spiritual et du Gospel, Noël BALEN,


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